Présentation

Les inégalités de santé au prisme du genre

Dans tous les pays européens, les inégalités sociales de santé restent marquées. De nombreuses recherches ont permis d’identifier un nombre de déterminants sociaux de la santé. Cependant, le genre, en tant que rapport social de pouvoir entre femmes et hommes, est rarement considéré comme un déterminant clé des inégalités en matière de santé. L’objectif de GENDHI est de comprendre comment le genre s’articule avec d’autres rapports sociaux de classe et “race” pour construire des inégalités sociales de santé, tout au long des parcours de vie.

La recherche est structurée autour de deux questions complémentaires :

  1. Comment les corps (mal)sains sont-ils construits socialement ?
  2. Le recours aux soins et la prise en charge par le système de santé sont-ils différents selon le sexe des personnes ?

L’avantage des femmes en matière d’espérance de vie (80,5 ans pour les femmes à la naissance contre 73,8 ans pour les hommes en 2016 en Europe), contrairement à ce qui est observé dans d’autres sphères sociales (politique, professionnelle, familiale), et qui l’emporte même sur le gradient social standard, a détourné l’attention des scientifiques de l’analyse genrée des différences de santé entre les sexes. Deux approches principales sont généralement proposées pour expliquer les différences observées entre les hommes et les femmes. D’une part, des perspectives biologiques axées sur les dimensions génétiques, hormonales ou immunologiques conduisant à des différences entre les sexes. D’autre part, les approches sociales qui mettent l’accent sur l’influence des différents risques et représentations de la santé (tabac, alcool, alimentation, activités physiques, expositions professionnelles, etc.) sur l’évolution de l’état de santé, mais qui considèrent rarement le genre comme inscrit dans la structure sociale des rapports de pouvoir. Bien que les deux approches fournissent des informations sur les processus conduisant à des différences entre les hommes et les femmes, elles n’ont, à notre connaissance, jamais été intégrées dans un modèle complet et théoriquement fondé qui permette une investigation bio-sociale systématique des processus de santé liés au genre au cours de la vie, en relation avec d’autres facteurs sociaux de la santé tels que la classe sociale et la ”race”.

L’objectif de notre projet est de proposer une approche multidisciplinaire pour comprendre comment le genre, en tant que système bicatégorisé de hiérarchie et de représentation entre les sexes (hommes/femmes), contribue à la production de corps (mal)sains et de réponses différentielles en matière de soins de santé, informe sur les inégalités de santé entre les hommes et les femmes au cours de la vie.

Des jeunes chercheur.e.s seront recruté.e.s pour ce projet, et seront formé.e.s aux sciences sociales de la santé et à l’interdisciplinarité sur ces questions.

Objectif général et hypothèses

Nos objectifs sont d’explorer « l’incorporation genrée de la santé » et la « cascade genrée de la prise en charge » en s’appuyant sur les approches en termes de parcours de vie (lifecourse), de socialisation et d’intersectionnalité (voir Fig. 1).

La perspective du parcours de vie est une approche heuristique pour comprendre comment se construisent les inégalités sociales en matière de santé. Elle est essentielle dans notre projet car nous partons de l’hypothèse que le genre ne joue pas nécessairement de la même manière tout au long du parcours de vie et de la trajectoire des soins, les effets pouvant être cumulatifs. Dans cette perspective, nous distinguons deux étapes principales :

  • La première, « l’incorporation genrée de la santé », en vert dans le schéma ci-dessous, fait référence aux processus qui construisent les corps (mal)sains, de la naissance à la fin de vie et la façon dont nous sommes exposés à divers facteurs de risque, y compris la santé au travail.
  • La seconde, la « cascade genrée de la prise en charge », en orange, englobe la perception des symptômes, l’accès au système de soins, les diagnostics, traitements, et enfin le suivi médical et d’observance.


Fig. 1. Gender & health across the lifecourse: Conceptual model

Pour répondre à nos deux objectifs spécifiques, nous nous appuyons sur deux approches théoriques : (i) celle de l’intersectionnalité et (ii) celle de la socialisation.

(i) S’appuyant sur les travaux pionniers de Crenshaw (1989), les chercheurs ont formalisé les interactions entre le genre et la classe sociale et la “race”, à travers le concept d’intersectionnalité. Nous interrogerons le statut de ces différents rapports sociaux et la primauté des rapports de genre eu égard aux différences biologiques entre les sexes s et la socialisation fortement genrée à la santé

(ii) Une approche intersectionnelle permet de comprendre les liens complexes entre le social et le biologique puisqu’elle recoupe une question sociologique classique sur la manière dont la société et les structures sociales construisent les corps individuels par le biais de processus de socialisation tout au long de la vie. Les processus de socialisation peuvent être définis comme des processus par lesquels les personnes sont « construites » ou même « conditionnées » par la société, et donc « apprennent », « incorporent » ou « intègrent » des manières de faire, de penser et d’être qui sont socialement situées et spécifiques à la société dans laquelle elles se trouvent. Si le corps est toujours présent, explicitement ou implicitement, dans les approches de socialisation du genre, la santé a été très peu travaillée dans le cadre de cette approche. Par conséquent, les études de socialisation sur les comportements de santé (pratiques alimentaires, tabagisme, consommation d’alcool, exercice physique), la vulnérabilité psychologique, la participation sociale et les rapports au temps et à l’avenir, dans leur relation à la santé, doivent encore être développées pour comprendre comment les processus de socialisation de genre peuvent expliquer les états de santé. Nous considérons que les styles d’éducation, les sensations somatiques, la gestion de la douleur et les relations avec les institutions (médicales), ou d’autres activités et attitudes liées à la santé, doivent également être pris en compte dans cette perspective.

Nous mettrons ainsi l’approche sociologique de la « socialisation » en perspective avec celle de « l’embodiment » propre à l’épidémiologie sociale. Le concept d’embodiment fait référence à « la façon dont nous incorporons littéralement, biologiquement, le monde matériel et social dans lequel nous vivons » (Krieger 2001). Les individus en viennent ainsi à incorporer physiquement leurs environnements passés à travers un processus continu de changement (Kelly-Irving et Delpierre 2018). Cette approche est également étroitement liée à l’observation de l’évolution du gradient social de santé en fonction du temps et de l’âge, qui est une approche classique dans l’analyse économique des inégalités socio-économiques de santé (Case et al., 2002; Apouey et Geoffard 2013, 2014).

Méthodologie

Nous utiliserons une approche de méthode mixte, comprenant l’analyse quantitative de grandes bases de données transversales et longitudinales sur la santé publique et une recherche qualitative innovante, offrant des perspectives spécifiques et complémentaires sur l’interrelation entre le genre et la santé et la capacité de trianguler nos résultats pour renforcer nos conclusions. L’intégration de perspectives qualitatives et quantitatives nous amène à nous concentrer sur un pays, la France, pour confronter notre modèle théorique à l’épreuve des faits.

Notre programme de recherche combine donc des méthodologies quantitatives (analyse factorielle des correspondances, classification hiérarchique ascendante et régressions logistiques) et qualitatives (ethnographies familiales et hospitalières, entretiens, observations).

Le cadre théorique original qui est proposé sera testé à partir de :

  1. l’analyse quantitative secondaire de 6 grandes enquêtes transversales de santé publique et de cohortes épidémiologiques (Elfe, SHARE, Constances, HBSC, Baromètre Santé, Epicov)
  2. matériaux originaux constitués de monographies familiales (entretiens répétés avec parents et enfants), d’entretiens avec des jeunes en collège ou en lycée, d’entretiens avec des patient.e.s et des professionnel.le.s de santé, d’ethnographies de services hospitaliers et d’observations de consultations médicales, ainsi que d’une analyse critique des recommandations médicales.

L’approche est résolument pluridisciplinaire, associant sociologie, démographie, économie et épidémiologie, en étroite collaboration avec des chercheur.e.s-clinicien.ne.s.

Nous avons de plus choisi de nous concentrer sur cinq types de maladies largement répandues en Europe : les pathologies cardiovasculaires, la dépression, les démences de type Alzheimer, le cancer colorectal, et le COVID-19. Elles ont été choisies sur la base des différences de diagnostic entre les sexes (infarctus du myocarde sous-diagnostiqué chez les femmes, dépression sous-diagnostiquée chez les hommes, présence ou non de bio-marqueurs dans le diagnostic) et de différences de traitement entre les sexes (hypertension, infarctus du myocarde, maladie d’Alzheimer) ou de mortalité (COVID-19).

La cascade genrée de la prise en charge médicale

La cascade genrée de la prise en charge médicale sera étudiée depuis le ressenti (ou non) des symptômes jusqu’à l’hospitalisation éventuelle et ses suites, en passant par le diagnostic, les prescriptions et leur respect (ou non). Les directives médicales actuelles seront analysées sous l’angle du genre en procédant à une analyse textuelle des documents des sociétés universitaires européennes (cardiologie, psychiatrie, neurologie et oncologie). Les voies d’accès et de passage au système de santé selon le sexe seront examinées au sein de la cohorte Constances.

Pour chacune des cinq pathologies, nous reconstituerons la cascade des soins de santé : en commençant par l’expression des symptômes, en passant à la consultation médicale et au diagnostic ultérieur, pour aboutir au traitement et à l’observance du traitement. Pour observer la nature genrée des interactions médecin-patient et la façon dont le genre façonne les décisions médicales, nous effectuerons une analyse ethnographique de services spécialisés dans la prise en charge des pathologies étudiées et mènerons des entretiens rétrospectifs avec des hommes et des femmes pour chaque pathologie.


Fig. 2. Gender and health across the lifecourse: Project data sources

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